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Questions à… Jean-Marc Victor

Retrans­crip­tion de la Table Ouverte en bio­in­for­ma­tique (TOBi) du mois d'avril 2017 avec Jean-Marc Vic­tor, direc­teur de recherche CNRS au LPTMC et res­pon­sable du GdR ADN.

Pou­vez-vous vous pré­sen­ter ?
Jean-Marc Vic­tor : Je ne suis pas bio­in­for­ma­ti­cien. Je suis un peu bio, mais pas trop infor­ma­ti­cien. Et je suis phy­si­cien. Et il parait que c'est la pre­mière fois qu'un phy­si­cien vient.
Alors je sais d'expérience que si vous avez fait de la bioin­fo, c'est qu'en par­ti­cu­lier vous ne vou­liez pas faire de phy­sique.
Du coup je ne sais pas bien ce que vous atten­dez. Je ne vais pas vous convaincre qu'il faut faire de la phy­sique. Bon ce n'est pas trop tard, ce n'est jamais trop tard.

Com­ment en êtes-vous arri­vé à faire de la bio et quel est votre sujet de recherche ?
JMV : Bon je vais vous racon­ter un peu ce que j'ai fait. Dans l'équipe, on s'occupe depuis une ving­taine d'années de la phy­sique des chro­mo­somes. Alors, phy­sique, déso­lé, mais y'a quand même chro­mo­somes.
En fait, je viens de la phy­sique des poly­mères mais je suis phy­si­cien théo­ri­cien, je ne fais pas de manips. Je fais donc de la théo­rie. Sou­vent, ce qu'on fait dans l'équipe… Quand c'est d'autres gens qui en parlent, ils disent qu'on fait des modèles mathé­ma­tiques. Et ce n'est pas du tout le cas. On fait des modèles phy­siques. Alors je ne sais pas si on pour­ra par­ler de la dif­fé­rence, mais je pense que vous êtes plus mathé­ma­ti­cien que phy­si­cien, j'imagine. Pour faire de la phy­sique théo­rique, il faut faire un petit peu de maths, mais juste un petit peu.
Et donc, on n'est plus vrai­ment phy­si­cien non plus. On est un peu per­du pour la phy­sique, on est pas­sé de l'autre côté. On a dit qu'on allait faire de la bio. Alors la bio qu'on fait, c'est dans le noyau. On est des phy­si­ciens du noyau. Et y'en a pas beau­coup. La plu­part des phy­si­ciens qui font de la bio, ils ne rentrent jamais dans le noyau. Et nous, on en sort jamais. On se ren­contre pas sou­vent.
Alors dans l'équipe on fait plu­sieurs choses. Au départ on fai­sait de la phy­sique de l'ADN. Alors l'ADN c'est LA molé­cule — c'est pas à vous que je vais l'expliquer — de la bio­lo­gie, du vivant. Mais alors comme poly­mère phy­sique, y'a pas mieux. C'est vrai­ment super. Je veux dire, c'est un truc indes­truc­tible, enfin dif­fi­ci­le­ment des­truc­tible et avec lequel on peut jouer. Par exemple, on peut faire des nœuds. Y'a des gens qui théo­risent, y'a des simu­la­tions, y'a des manips, des vraies manips avec de l'ADN, avec des pinces optiques, et on fait des nœuds. Et on mesure des pro­prié­tés, comme l'élasticité. Enfin on peut jouer avec l'ADN. C'est vrai­ment une molé­cule phy­sique, qui n'a aucun pro­blème : elle ne se dégrade pas. C'est pas comme l'ARN. Et donc nous, on a regar­dé ça d'un point de vue phy­sique des poly­mères.
Ce n'est pas un poly­mère très exci­tant sauf qu'il a des pro­prié­tés élec­tro­sta­tiques, mais là je ne rentre pas dans le détail parce que l'électrostatique vous vou­lez pas savoir. Mais vous savez par exemple que l'ADN c'est la molé­cule la plus char­gée au monde. Et c'est très impor­tant. Par exemple, le pre­mier truc que j'ai appris sur l'ADN, c'est que c'est une molé­cule tel­le­ment char­gée, que n'importe quelle autre molé­cule char­gée posi­ti­ve­ment va se mettre des­sus. Mais elle se met des­sus par un méca­nisme appe­lé conden­sa­tion de Man­ning qui dit que les ions se mettent des­sus et sont pié­gés puis après peuvent se bala­der. En fait, il y a un sys­tème phy­sique qui concentre les pro­téines impor­tantes, les molé­cules impor­tantes. Il y a déjà beau­coup de phy­sique dans l'ADN.
Je fai­sais de la phy­sique des poly­mères et je fai­sais un peu d'ARN à un moment. Et comme tou­jours, c'est des his­toires de ren­contres ou de phé­no­mènes contin­gents. Je suis marié, ma femme est méde­cin et elle a une soeur qui fait de la géné­tique. Elle fai­sait de l'oncogénétique et elle avait un pro­blème de trans­lo­ca­tion. Donc elle me montre des don­nées. Et mon métier, mon vrai métier, n'est pas tel­le­ment d'être phy­si­cien — quoi que, on ne se refait pas — mais on m'apporte des don­nées. Là les don­nées c'était posi­tion d'un point de cas­sure sur un chro­mo­some et posi­tion d'un point de cas­sure sur un autre chro­mo­some. Par exemple sur le chro­mo­mo­some 11 et sur le 22. Ils se cassent, recom­binent et ça fait une trans­lo­ca­tion. Et elle me donne un nuage de point. Cas­sures sur le 11 et cas­sures sur le 22. Et elle me demande ce que je vois. Ben… je ne vois rien. Enfin si des points. Et elle me dit "faut trou­ver quelque chose, faut trou­ver quelque chose". Parce qu'on a rien trou­vé jus­te­ment avec des outils de bioin­fo. On a cher­ché des séquences consen­sus, des machins, et on a rien trou­vé. Est-ce que tu vois un méca­nisme phy­sique, genre ça casse et là… la cas­sure phy­sique.
Alors j'ai cher­ché. Et j'ai quand même trou­vé des trucs. Là on est dans les années 90. Assez rapi­de­ment, en fait, je découvre, que par exemple sur le chro­mo­some 11, la dis­tance entre deux points de cas­sure est sou­vent un mul­tiple de genre 200pb, voire 400pb. Il y a une espèce de pério­di­ci­té de 400pb. Je me suis deman­dé ce que c'était ce truc. Et je vais regar­der dans les livres, et j'apprend ce que c'est un nucléo­some. Et je découvre assez rapi­de­ment qu'il est bien connu que les cas­sures chro­mo­so­miques se font sou­vent tous les deux nucléo­somes, comme s'il y avait une sorte de pat­tern phy­sique à deux nucléo­somes.

Struc­ture 3D (1KX5) d'un nucléo­some. L'ADN s'enroule autour de pro­téines consti­tuant l'histone. Image Zephy­ris

Je ne sais pas si vous savez quelque chose sur le posi­tion­ne­ment des nucléo­somes, mais à l'époque, le chef, qui s'appellait Gilles Tho­mas, qui était un grand géné­ti­cien, est venu me dire que j'étais très gen­til, que ce que j'avais trou­vé était for­mi­dable, mais qu'on s'en fou­tait. Parce que la pério­di­ci­té, à un point c'est mon­sieur machin et à un autre c'est madame bidule, ces gens ne se sont jamais ren­con­trés, donc tu com­prends bien que la cas­sure ici et la cas­sure là, ça aurait un sens si les nucléo­somes étaient posi­tion­nés de la même façon chez tout le monde. Mais il n'y a aucune chance que ce soit le cas. Donc c'est com­plè­te­ment con. Alors on a aban­don­né l'idée, et on est pas­sé à autre chose.
Dix ans plus tard, sort la grande affaire du posi­tion­ne­ment des nucléo­somes. Ça devient le truc qui fait la une de Nature, Science, machin… Les nucléo­somes sont posi­tion­nés. Et donc c'était pas que de la conne­rie. Comme quoi il y a des dogmes… Et la phy­sique de l'affaire était pas claire. Moi je croyais, à l'époque, que les cas­sures se fai­saient en dehors des nucléo­somes dans ce qu'on appelle les lin­kers. Ben en fait, je crois que c'est jus­te­ment pas dans les lin­kers que ça se casse mais plu­tôt sur les nucléo­somes. Mais en tout cas, il y avait bien un truc.
Et c'est comme ça que je suis tom­bé dans la chro­ma­tine et je trou­vais que j'avais un peu le fee­ling quand même. Ça me plai­sait ce truc là. Donc j'ai pro­po­sé à une col­lègue du labo, Annick Lesne, qu'on monte une équipe de bio sur la chro­ma­tine. Alors phy­sique de la chro­ma­tine, ça n'existait pas à l'époque. En France, y'avait per­sonne. L'équipe a démar­ré en 2003. Et à l'époque il n'y avait rien. On a recru­té tout de suite une col­lègue qui est tou­jours là. Et à l'époque on a lan­cé un concours pour recru­ter un maître de conf' en bio­phy­sique, plu­tôt de l'ADN et du noyau. Et on a eu trois can­di­dats, seule­ment. Aujourd'hui quand on met un poste au concours, il peut y avoir 40 can­di­dats. Et après on m'a dit que c'était n'importe quoi ce concours, avec que 3 can­di­dats. Peut-être, sauf que la pre­mière clas­sée, Maria Bar­bi, elle est venue chez nous, la deuxième est allée au CNRS et le troi­sième est maître de conf' à Orsay. C'est quand même pas mal. Les trois ont eu un poste, la même année. Mais il n'y avait pas grand monde, c'était un sujet qui n'existait pas. Aujourd'hui le sujet est mûr.
Après Maria, on a recru­té Julien Moz­zi­co­nac­ci, en 2009. Entre temps, ce qui a fait notre for­tune c'est les mani­pu­la­tions de molé­cules uniques avec des pinces magné­tiques. Vous connais­sez ça ? Non ? Alors les pinces magné­tiques ont été inven­tées en France par Vincent Croc­quette et David Ben­si­mon. Ils ont inven­té ce truc génial où on prend une bille magné­tique, on l'accroche à un bout d'ADN. L'autre bout d'ADN on l'accroche à une lame de micro­scope. On met ça en solu­tion, et on met un champs magné­tique — je ne vous dis pas com­ment. Le truc c'est qu'on peut à la fois tirer sur la bille et la faire tour­ner. Et quand je vous dis qu'on peut faire des nœuds, c'est grâce aux pinces, et on peut vrai­ment faire des trucs rigo­los. On peut par exemple simu­ler de faire tour­ner l'ADN.

Prin­cipe de la pince magné­tique. Issue de Ban­caud, et al., Mole­cu­lar Cell (2007)

Vous savez un peu ce qu'est la trans­crip­tion ? Ça nous a beau­coup occu­pé. La ques­tion c'était de savoir si lors de la trans­crip­tion, c'est la poly­mé­rase qui tourne autour de l'ADN. Il y a une hélice et il faut suivre le sillon — y'en a deux, le grand et le petit — mais il faut tour­ner. Ou bien est-ce que c'est l'ADN qui se visse dans la poly­mé­rase ? Vous connais­sez ce pro­blème là ? Ça vous dit quelque chose ? Ça vous paraît sur­réa­liste. Mais c'est pas du tout la même chose, parce que si c'est la poly­mé­rase qui tourne autour de l'ADN, elle est en train de trans­crire son ARN, donc elle fait plein de tour et l'ARN se trouve emmê­lé autour de l'ADN et après il faut qu'il s'en aille quand même. Ce n'est pas opti­mal. Alors que si c'est l'ADN qui se visse dedans, l'ARN s'en va, il peut com­men­cer à se replier. Mais il y a tou­jours un pro­blème : soit il faut démê­ler l'ARN de l'ADN soit il faut faire en sorte que l'ADN puisse se vis­ser. Parce que quand même, il est tenu un peu en amont et en aval, ça ne se fait pas comme ça, il n'est pas libre de tour­ner comme il veut. Et donc, il y avait une manip à Curie, avec un de nos col­lègues, qui s'appelle Auré­lien Ban­caud, main­te­nant phy­si­cien à Tou­louse, et lui il a réus­si à mettre au point la manip qui consiste à mettre une fibre de chro­ma­tine — de l'ADN avec les nucléo­some — avec la pince et l'a faite tour­ner. Je vous raconte pas les manips, mais c'était très dif­fi­cile à mettre au point et super com­pli­qué à inter­pré­ter mais on a réus­si. Donc ça, ça a fait notre for­tune et on est deve­nu les spé­cia­listes des singles mole­cules.
Et on a même inven­té un truc. Par­mi vous, per­sonne ne connaît le nucléo­some ? Donc si je vous dis qu'on peut chan­ger la chi­ra­li­té du nucléo­some, vous trou­vez ça nor­mal. Mais on peut chan­ger la chi­ra­li­té. Et c'est utile jus­te­ment dans ces his­toires de trans­crip­tion.
Et puis après sont arri­vées les manips de Hi‑C. Ça vous connais­sez tous ? Non ? Ok… Et donc là, c'est Julien qui a pris ça en charge, il est vrai­ment pas­sé de l'autre côté lui, car il s'est fait habi­li­té en bio­lo­gie… Alors qu'il est phy­si­cien… Il est deve­nu spé­cia­liste de l'interprétation de ces manips de Hi‑C. Hi‑C ça veut dire carte de contact chro­mo­so­mique, c'est une expé­rience ser­vant à pré­dire la pro­ba­bi­li­té que deux régions de la chro­ma­tine soit proches dans l'espace a un ins­tant t.
Pour en savoir plus, sur l'Hi‑C, voir les supers articles de Mathu­rin sur le sujet  ici, ici et .
JMV : Ça, ça sert à expli­quer l'architecture des chro­mo­somes. Alors puisque je parle d'architecture, en 2009, on s'est dit qu'il fal­lait faire savoir qu'on fai­sait de la phy­sique des chro­mo­somes. Et donc on a fait une pre­mière réunion sur le thème "archi­tec­ture et dyna­mique fonc­tion­nelle des chro­mo­somes". Et on fait venir des spé­cia­listes fran­çais de l'affaire et ils ont trou­vé que c'était bien. En 2012 on a donc mon­té un GdR, c'est une struc­ture du CNRS. C'est un réseau d'équipes. Avant on par­lait d'un labo­ra­toire sans mur, délo­ca­li­sé sur toute la France, avec un bud­get abso­lu­ment ridi­cule, mais on fait de l'animation. Et le nom du GdR c'est ADN pour Archi­tec­ture et Dyna­mique Nucléaire. Donc ce n'est pas que de l'ADN. L'idée qui est der­rière, qui est assez répan­due, c'est que l'architecture des chro­mo­somes dans le noyau a quelque chose à voir avec la fonc­tion. C'est pas juste un sac avec des chro­mo­somes qui font n'importe quoi. Ils se posi­tionnent et donc ont des contacts pri­vi­lé­giés.

Donc on a tou­jours pas com­pris grand chose, mais un petit peu quand même. Donc y'a un petit bout de l'équipe qui tra­vaille dans cette voie là. Et pen­dant ce temps là, nous — moi, Maria et un étu­diant qui s'appelle Anto­ny — alors le pauvre Anto­ny on lui fait faire des trucs de phy­sique des poly­mères, parce que la tech­nique de Hi‑C c'était jusqu'à pré­sent la seule façon d'explorer la struc­ture des chro­mo­somes dans un noyau. C'est extra­or­di­naire comme on n'arrive pas à voir les chro­mo­somes. Ils ne sont pour­tant pas si petits. Mais on ne voit rien. Mais jusqu'à pré­sent on ne voyait qu'à peu près rien sauf des images un peu éso­té­riques de contacts. Et puis depuis l'année der­nière, on a ce qu'on appelle de la micro­sco­pie super réso­lue. Ça vous connais­sez ? Les tech­niques expé­ri­men­tales, ça vous inté­resse ? C'est-à-dire que, vous, vous avez des don­nées je sup­pose, mais avant d'avoir les don­nées, il faut les acqué­rir.
Et donc là c'est la micro­sco­pie super réso­lue. Ça a valu le prix Nobel en 2014 et l'histoire est inté­res­sante. Ce sont des alle­mands qui ont eu le Nobel pour ça. Et en fait, main­te­nant on peut voir des molé­cules de petites tailles. Et ils ont eu le Nobel de Chi­mie contrai­re­ment à ce qu'on pour­rait croire. Ce sont les chi­mistes qui ont réus­si le tour de force. Quand on fait de la micro­sco­pie, y'a une limite de réso­lu­tion qui est due à la dif­frac­tion, c'est-à-dire que l'on prend un point, on l'éclaire et ça fait une tache. Et on peut pas faire moins que la tache. Alors évi­dem­ment si y'a qu'une tache, on peut se dire qu'on prend le centre de la tache. Ça, ça marche bien. Mais si on a deux points, on a deux taches, mais en fait, on n'en voit qu'une et on ne peut même pas savoir si y'en a une ou deux. Ça s'appelle la limite de réso­lu­tion, et pen­dant très long­temps, nous les phy­si­ciens on a pen­sé que jamais on arri­ve­rait à faire de la micro­sco­pie à mieux que 200nm. Et les chi­mistes ont dit qu'eux ils avaient un truc : si on met le même truc fluo­res­cent aux deux points, ça va éclai­rer en per­ma­nence, mais si on met des fluo­ro­phore un peu bizarre, genre qui s'allument et qui s'éteignent, qui scin­tillent comme la Tour Eif­fel, une fois on a le pre­mier point, une fois le deuxième, et c'est inter­mit­tent. À ce moment là, on peut faire plu­sieurs images, une fois on ver­ra la pre­mière tache, une autre fois la deuxième. Et d'un coup, on est pas­sé à 30nm. En micro­sco­pie ! 30 nm ! C'est à dire qu'on voit, qu'on peut voir pour de vrai, les chro­mo­somes. Alors on les voit… on arrive presque à voir le che­min d'un chro­mo­some, on arrive à voir des domaines. Et donc depuis genre 1 an et demi, on peut faire de la phy­sique sur les chro­mo­somes parce qu'on a de vraies images, c'est pas juste des trucs recons­ti­tués.
Ce qui est bien, c'est que ça a mon­tré que les tech­niques Hi‑C, aux­quelles je ne croyais pas beau­coup, et bien fina­le­ment ce n'était pas que des bêtises. Et donc, tou­jours pareil, ceux qui s'y mettent en pre­mier, qui ont l'air idiot, ils raflent tout.
Voi­là pour ma vie de phy­si­cien des poly­mères.

Quand je fai­sais les chro­mo­somes, les trans­lo­ca­tions chro­mo­so­miques, ça se fai­sait à Curie et après ça s'est fait au CEPH Fon­da­tion Jean Daus­set. C'est là que s'est faite la pre­mière carte phy­sique du génome, par un cer­tain Daniel Cohen. C'était le début du tout début du grand séquen­çage. Pre­mière car­to­gra­phie phy­sique. Y'avait des mor­ceaux. On savait qu'il y avait des mor­ceaux là, là et puis là. Et il fal­lait faire le séquen­çage de tous les mor­ceaux. Et en gros les assem­blages des grands mor­ceaux, on les avait déjà. Et là bas, j'ai ren­con­tré un géné­ti­cien, Jean-Pierre Hugot — je vous rap­pelle que je m'appelle Jean-Marc Vic­tor, donc Vic­tor Hugot c'est une asso­cia­tion qui fonc­tionne assez bien depuis 20 ans, et on s'intéresse à la mala­die de Crohn. Alors je vais pas tout vous racon­ter, mais on a fait un modèle de mala­dies chro­niques. Et on pense, enfin depuis quelques semaines on est sûr, qu'on a trou­vé quelque chose de for­mi­dable.

Avant de faire de la bio, vous fai­siez de la phy­sique, mais quoi en par­ti­cu­lier ?
JMV : Je fai­sais de la phy­sique théo­rique, de la phy­sique des poly­mères. Alors quand on fait de la phy­sique théo­rique des poly­mères, c'est pas ter­ri­ble­ment… Alors je fai­sais des simu­la­tions numé­riques, ce que je n'aimais pas beau­coup non plus. Mais pour faire de la phy­sique des poly­mères sans modé­li­sa­tion, c'est pas… Encore que… La phy­sique des poly­mères, y'a ptet un nom que vous connais­sez, Pierre-Gilles de Gennes. À l'époque c'était pas évident de faire des poly­mères comme je les fai­sais, car les simu­la­tions numé­riques il n'en avait pas besoin. Il a écrit un livre for­mi­dable qui s'appelle "Sca­ling concept in poly­mer phy­sics". Ce livre est pure­ment génial. Si vous vou­lez com­prendre com­ment fonc­tionne une loi d'échelle, vous devez lire ce livre. Et il a été com­pli­qué de le convaincre que les simu­la­tions c'était pas mal. Mais aujourd'hui je sais que les simu­la­tions c'est indis­pen­sables.
Donc je fai­sais de la phy­sique des poly­mères. J'ai fait un M2 — enfin à l'époque ça s'appelait un DEA — de phy­sique théo­rique. Ça veut dire rela­ti­vi­té géné­rale, théo­rie des champs. Et je déteste la méca­nique quan­tique. Je me suis débrouillé pour ne faire JAMAIS de méca­nique quan­tique de toute ma vie de cher­cheur. Mais je suis un peu rat­tra­pé par le truc de façon bizarre, mais c'est rigo­lo. Mais la vraie phy­sique quan­tique, je déteste. Donc je ne suis pas un vrai phy­si­cien.

Est-ce que la méthode que vous avez décrite tout à l'heure, faite par les chi­mistes, per­met de voir de l'ADN, mais sans avoir besoin de le fixer ?
JMV : Oui, ça se fait en live aus­si, mais c'est plus com­pli­qué. Mais je suis pra­ti­que­ment sûr qu'on voit des trucs in vivo. Parce qu'il n'y a pas besoin de fixer puisqu'il suf­fit que, enfin faut pas que ça bouge trop. Si on veut faire des mesures pré­cises, il va fal­loir fixer. Par exemple, dans un papier paru dans Nature l'année der­nière, ils ont trou­vé un moyen de fixer sans chan­ger l'état. Géné­ra­le­ment quand on fixe, on com­pacte un peu. Et si on veut faire des mesures pré­cises, c'est mieux de ne pas avoir ce phé­no­mène. Et ils ont une méthode de fixa­tion, mais on peut faire des trucs in vivo.

Est-ce que vous pen­sez qu'on va encore pou­voir amé­lio­rer la pré­ci­sion ?
JMV : Alors en X‑Y, je ne crois pas, mais en Z peut-être. La pro­fon­deur c'est tou­jours moins bien. Je crois pas. Enfin je ne sais pas, y'a tou­jours des pro­grès tech­no­lo­giques incroyables. Mais en l'occurence ça ne va pas nous chan­ger la vie ça.
Enfin, en tout cas, nous les théo­ri­ciens on est tri­bu­taires des tech­niques. Les vraies décou­vertes, c'est les pro­grès tech­niques. C'est rare que le pro­grès vienne d'une idée. C'est assez rare. Y'a eu la rela­ti­vi­té géné­rale, 100 ans pour que la manip fonc­tionne. C'est un peu excep­tion­nel, d'habitude c'est l'inverse, la tech­nique arrive et ça change la vie. Le Hi‑C, la micro­sco­pie super-réso­lue, ça change la vie. Faut suivre le truc quoi.

Quel est l'apport de la bioin­fo dans la phy­sique des poly­mères ?
JMV : On est content d'avoir les séquences, de savoir où y'a des gènes et où y'en a pas. On est content de savoir plein de choses parce qu'on cherche à com­prendre com­ment ça fonc­tionne. C'est pas que la phy­sique du truc, mais com­prendre com­ment ça fonc­tionne. Ça peut être une ques­tion de dif­fé­ren­cia­tion cel­lu­laire, de mala­die… Une des ques­tions qu'on s'est posée, c'est pour­quoi on tombe malade ? Quand il y a une mala­die conta­gieuse, virale ou bac­té­rienne, on sait, on a com­pris depuis long­temps, mais quand on tombe malade du dia­bète, c'est moins évident. Enfin on sait pour­quoi, mais on ne sait pas pour­quoi on tombe malade à cet âge là plu­tôt qu'à un autre. Pour­quoi on n'était pas malade et tout d'un coup, on tombe malade.

Est-ce que ça pour­rait avoir un lien avec l'épigénétique ?
JMV : Mer­ci ! Alors on a fait une très bonne revue dans l'équipe, qui s'appelle Phy­sics of Epi­ge­ne­tics. En fait on l'a écrite parce qu'on y com­pre­nait rien. Fran­che­ment l'épigénétique c'est mons­trueux, on est pas bio­chi­miste. Alors on s'est dit qu'on allait essayer de faire simple. Et évi­dem­ment, l'épigénétique c'est le grand truc, on en a pas fait le tour encore. Donc oui, c'est le grand sujet du moment. Donc on a essayé de dire que l'épigénétique y'avait sans doute beau­coup de chi­mie, mais que peut-être le vrai truc, c'est plu­tôt de la phy­sique, de la phy­sique qui prend pro­fit de la chi­mie. Et le vrai truc malin, c'est que… nous les phy­si­ciens on est un peu en conflit avec les copains bio­chi­mistes parce qu'eux vont cher­cher la signi­fi­ca­tion bio­chi­mique de la méthy­la­tion, de l'acéthylation, à quel endroit et ce que ça va faire alors que nous on va se deman­der si il y a un prin­cipe plus uni­ver­sel. C'est l'apport du phy­si­cien, trou­ver des lois géné­rales. Et la loi géné­rale, par exemple, se dépla­cer, ça peut être réa­li­sé de plein de façons dif­fé­rentes, mais l'important c'est de se dépla­cer. L'important c'est de faire de la trans­crip­tion. On peut la faire de dif­fé­rentes façons, y'a plu­sieurs poly­mé­rases. On peut se noyer dans les "elle fait comme ci ou comme ça". Donc là, pour un phy­si­cien, faire de la bio­lo­gie, c'est com­pli­qué. Mais pour un bio­lo­giste, faire de la phy­sique, c'est impos­sible. C'est un peu dis­sy­mé­trique.

Com­ment vous avez réus­si à vous débrouiller avec un bio­lo­giste qui vous dit "ah tiens, on trouve pas la solu­tion à com­ment ça marche. T'es phy­si­cien, trouve une solu­tion." ?
JMV : Alors, ça c'est la façon dont on parle tou­jours aux phy­si­ciens.
Je vous raconte une autre his­toire. Le gars qui était au CEPH me dit qu'il va inven­ter une machine pour faire du géno­ty­page rapide. Il faut que ce soit rapide et que ça consomme très peu de maté­riel, et donc il faut se débrouiller pour que ça fonc­tionne avec des micro­gouttes. Des micro­gouttes de sang, de pro­duit de PCR — car il faut bien ampli­fier l'ADN -, d'enzymes et puis de pri­mers. Le pro­blème c'est qu'il faut mélan­ger les micro­gouttes. Et autour de la table, tout le monde se retourne vers moi : "et alors toi le phy­si­cien, t'as pas une idée ?". Ben… non… Mais j'ai été voir des col­lègues, et là y'a un étu­diant qui me dit que que les impri­mantes jets d'encres font ça très bien, elles envoient des micro­gouttes. Alors on a inven­té, j'ai un bre­vet — il est tom­bé dans le domaine public main­te­nant — une machine à mélan­ger les micro­gouttes. Et elle a même fonc­tion­né. Et main­te­nant la tech­no­lo­gie elle existe je crois. Bon, à l'époque on avait pas les séquen­çages ultra rapides, comme on fait main­te­nant, mais c'était des trucs qui étaient déjà dans l'air.
Mais le phy­si­cien on lui demande tou­jours si il n'a pas une idée. Chez moi, je suis phy­si­cien, donc il faut que je m'occupe de l'électricité. Je dis tou­jours que je suis théo­ri­cien, mais bon… Donc ça m'est déjà arri­vé de mon­ter un tableau élec­trique. Une fois qu'on a com­pris, ça donne confiance. Ça évite d'avoir peur. Par exemple, le tableau élec­trique, là, j'arrive dans une mai­son, il fal­lait que je l'ais bran­ché avant le soir. J'étais en temps limi­té. À un moment, il faut mettre le cou­rant. J'avais confiance, mais quand même j'ai mis des gants. Ça a mar­ché. J'en ai par­lé à mon frère qui fait de la main­te­nance indus­trielle, et il me demande si j'avais — évi­dem­ment — mis des lunettes. Et il me dit que j'ai eu de la chance.
Et donc, il faut avoir de la chance dans la vie, ça vous savez. C'est très impor­tant. Et il faut être opti­miste. Si vous vou­lez faire de la recherche, c'est mieux d'être opti­miste.

Mer­ci beau­coup Jean-Marc ! 

Mer­ci beau­coup à Jean-Marc pour cette intro­duc­tion à la phy­sique des poly­mères. On se retrouve très vite pour une nou­velle retrans­crip­tion d'une TOBi !

Les Tables Ouvertes en Bio­in­for­ma­tique sont des évé­ne­ments men­suels orga­ni­sés par l'association des Jeunes Bio­in­for­ma­ti­ciens de France (RSG France — JeBiF).

Mer­ci aux relec­teurs : Estel, Mathu­rin et WilliamW

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