Pour changer des tutoriels et des perspectives sur l’avenir de la bioinformatique, je vous propose aujourd’hui un retour aux sources. En effet, nous allons voir comment est née la bioinformatique. Nolwenn vous en avait déjà parlé ici, mais plus d'un point de vue méthodologique.
S’interroger sur les origines de la bioinformatique nous permettra de répondre (ou pas) à la question « Qu’est-ce que la bioinformatique ? » et nous amènera également à faire un peu de philosophie des sciences. En effet, la bioinformatique est-elle une discipline scientifique ou une technique scientifique ?
Cette dernière question se pose pour de nombreuses disciplines scientifiques (sinon toutes) et depuis longtemps. Le savant grec Aristote s’interrogeait déjà, dans l’Ethique à Nicomaque sur la différence entre l’épistèmé (les connaissances scientifiques) et la techné (la technique) auxquelles il ajoutait la phronesis (la sagacité). [0]
Peut-être avez-vous déjà entendu parler de biologie computationnelle ? Certains considèrent la biologie computationnelle comme la science et la bioinformatique comme la technique lui étant associée. Mais cette distinction n’a vraiment lieu qu’en anglais. D’ailleurs la société savante internationale de la bioinformatique est nommée « International Society for Computational Biology » (ISCB), alors que la société savante française est nommée « Société Française de Bioinformatique » (SFBI). En effet en français le mot « informatique » désigne à la fois la science et la technique, ce qui n’est pas le cas en anglais. D’ailleurs la frontière entre science et technique est très mince et la science a besoin de la technique qui elle même a besoin de la science. Dans la pratique, rares sont ceux qui sont dans la science pure ou dans la technique pure, en tout cas en bioinformatique.
D’autres voient une autre forme de distinction. Morgan Taschuk, par exemple, nous explique sur son blog qu’un bioinformaticien va s’intéresser à des outils généralistes alors qu’un « biologiste computationnel » (oui c’est moche) s’intéressera plus à des outils spécifiques [5]. Certes, certains s’intéressent plus à créer des outils qui répondront à la plupart des besoins alors que d’autres s’intéressent plus à créer des outils spécifiques pour leur projet, mais de là à en faire une distinction entre deux termes… Et puis il faudrait définir à partir de quel niveau de spécificité on devient un biologiste computationnel et à partir de quel niveau de généralisation on devient bioinformaticien… De longs débats en perspective !
Tout ça pour dire que le débat science ou technique, bien qu’intéressant (il nourrit les discussions sur internet !), est un débat sans fin sur lequel on pourrait discuter des heures et des heures (certains diraient que c’est un bon gros sujet à trolls velus).
Mais revenons à nos moutons, de l’origine de la bioinformatique. Bien que le terme ait été inventé en 1970 comme nous le verrons plus loin, la bioinformatique, en tant que technique, est apparue bien avant. En fait, l’apparition des ordinateurs à très vite entraîné leur utilisation pour faire des calculs permettant de répondre à des questions biologiques.
En effet, la première publication scientifique dans laquelle l’informatique a été utilisée pour répondre à une question scientifique date de 20 ans auparavant, aux débuts de l’informatique.
Cet article a été écrit par le célèbre statisticien R.A. Fisher (oui oui celui qui a créé le test) en 1950 [6]. Il s’agissait alors de résoudre une équation différentielle afin de calculer la fréquence au cours du temps d’un gène sous sélection dans un modèle de diffusion. L’ordinateur que Fisher a utilisé était le Electronic Delay Storage Automatique Calculator (EDSAC) qui venait tout juste d’être installé au laboratoire de Mathématiques de l’Université de Cambridge. La précision obtenue était de l’ordre du dix-millionième, avec une incertitude de 3 ou 4 unités sur la dernière décimale.
Un autre célèbre mathématicien anglais s’est intéressé à la biologie, et en particulier de la morphogénèse. Il s’agit de Sir Alan Turing en personne. Turing a utilisé l’ordinateur Mark I de l’Université de Cambridge pour modéliser le développement biologique ainsi qu'il l'expliquait dans une lettre à Mike Woodger [3].
Notre nouvelle machine [le Ferranti Mark I] va commencer à arriver (sic) lundi. J'espère faire dans les premiers travaux quelque chose en rapport avec "l'embryologie chimique". En particulier, j'espère pouvoir expliquer l'apparition de suite de Fibonnacci dans les cônes de sapin.
Turing espérait, toujours dans une lettre à Young, pouvoir donner des explications à différents problèmes biologiques comme :
- La Gastrulation.
- Les structures symétriques polygonales, comme les étoiles de mer ou les fleurs.
- La phyllotaxie, et en particulier comment les suites de Fibonacci sont impliquées dans la disposition des feuilles.
- Les patrons de couleurs chez les animaux (bandes, points et tâches).
- Les patrons de structures presque sphériques, comme par exemple les Radiolaires, bien que ceux-ci soient bien plus compliqués et douteux.
Turing s’intéressait également, comme on l’imagine très bien, aux réseaux de neurones [7], qu’il comparait à sa fameuse machine… de Turing (qui rappelons le, n’existe pas !).
Venons en maintenant au terme « bioinformatique ». Je vous ai dit tout à l’heure qu’il avait été utilisé pour la toute première fois en 1970 par Paulien Hogeweg et Ben Hesper dans un article, en néerlandais intitulé « Bioinformatica : een werkconcept » [1] publié dans la revue Kameleon (l’article n’est malheureusement pas disponible).
À l’époque, le terme ne désignait pas du tout le champ scientifique multidisciplinaire que l’on connaît aujourd’hui. Il s’agissait alors d’étudier les systèmes d’informations des organismes vivants. En d’autres termes, c’était la science de l’information (l’informatique) telle que nous la connaissons, non pas appliquée à des machines construites par l’homme, mais à des organismes vivants.
On ne connaît pas actuellement la bioinformatique pour ces concepts, mais ils commencent à revenir en force, notamment avec la part de plus en plus importante de la biologie des systèmes.
Merci à Alice pour ses conseils et ses relectures ainsi qu'aux relecteurs Wocka, Kumquatum, et Yoann M.
Références
[0] : http://plato.stanford.edu/entries/episteme-techne/#3[1] : Hesper B, Hogeweg P (1970) Bioinformatica : een werkconcept. Kameleon 1(6): 28–29. (In Dutch.) Leiden : Leidse Biologen Club.
[2] : Hogeweg P (2011) The Roots of Bioinformatics in Theoretical Biology. PLoS Comput Biol 7(3): e1002021. doi:10.1371/journal.pcbi.1002021
[3] http://www.alanturing.net/turing_woodger_feb51/
[4] http://www.rutherfordjournal.org/article040101.html
[5] https://modernmodelorganism.wordpress.com/2015/07/19/biologists-and-bioinformaticians-have-different-software-needs/
[6] http://www.jstor.org/stable/3001780
[7] http://www.alanturing.net/turing_archive/pages/reference%20articles/connectionism/Turing's%20neural%20networks.html
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