Aujourd'hui, j'aimerais exprimer une opinion que je ne vois pas et qui fait suite à quelques conseils données aux doctorants dans ce blog. Ce message s'adresse à tous, dans une communauté à laquelle je n'appartiens plus vraiment n'étant plus dans l'académique. Nous évoquerons ici certains clichés que j'ai entendu. Un jour on est jeune, on fait sa thèse, on est recruté. Le lendemain on encadre un doctorant, puis un autre. La réalité des doctorants, des stagiaires d'aujourd'hui n'est plus la même que celle d'hier. Du haut de mes 32 ans, jours ou je finalise ces lignes, la réalité que j'ai vécue n'est pas la même que celle de mes stagiaires.
Les facilités de recrutement passées, comme celles des financements, n'existent plus. Personne ne le dira, ce monde est devenu un lointain passé dont on se souvient encore. On voit les jeunes maîtres de conférence avoir sué sang et eau pour avoir une place. Tout cela avec une quantité de sacrifices colossaux pour y arriver. Avec le temps, nos mots ont du poids et la façon dont nous portons nos propres difficultés peut avoir un impact sur la génération suivante. Essayons de voir ce poids et les biais que cela peu engendrer tous ensemble.
Disclaimer : Alors oui, comme toujours dans mes articles d'opinions, rien de ce que je dis n'est absolu. Il peut y avoir des cas, des gens pour qui cela ne sera pas vrai. Je ne fais qu'interpréter des dizaines de ressentis et tente de mettre un maximum de recul dessus avec mes propres maladresses pour ouvrir le débat et la parole.
Enseigner me rendait plus efficace dans mon travail
Est-ce que cela est déjà arrivé dans vos laboratoires qu'un doctorant se sente mal à cause du regard de son directeur de thèse ? À tous les doctorants qui ont eu leur encadrant voir d'un mauvais œil le fait que vous enseigniez, je vous demande de lever la main. Je crois que ces doctorants passés et futurs sont nombreux.
Je n'ai jamais codé aussi vite qu'après avoir donné des cours de Python à des L1. C'est un fait, à force de rappeler à des étudiants "ta fonction là, tu dois faire quoi ?", bah j'étais devenue une machine en réflexe pour écrire du code. Quand j'enseigne le bash, j'ai des idées de commandes pour me faire gagner du temps sur mon parsing de fichier. Quand j'enseigne les stats et les maths, j'ai plus de recul sur les méthodes que je dois appliquer. C'est peut-être mon ressenti personnel, mais suis-je le seul ?
Donner des cours, c'est apprendre à transmettre, c'est synthétiser sa pensée et construire son savoir en un format digeste. Ça nous rend plus pédagogue sur nos sujets, ordonne nos idées et nous permet de parler de sujets pas toujours évidents à tous. Ça nous force à nous adapter et à mieux communiquer sur nos recherches. Il y a des gens qui suivent des cours pour apprendre à transmettre. Nous sommes largués sur le terrain et roulons jeunesse. J'ai le sentiment que les doctorants ayant été privés de la possibilité d'enseigner se trouvent pénalisés (au moins dans leur tête) pour postuler à des postes de précaires ATER ou post-doc avec enseignement, voire de maître de conférence.
Ensuite, petit rappel de la situation économique du monde. D'un certain point de vue, nous pourrions nous considérer chanceux, car les doctorats en sciences sont rémunérées. Ensuite, le doctorat est un boulot à temps plein. Nul ne saurait dire combien de temps hors des heures de travail théorique les doctorants font (conseil, lire le code du travail pour les nuls).
Un boulot, ça se paie, et la paie d'un doctorant, c'était 1400 net à mon époque, 1600 maintenant. Combien d'entre nous ont besoin de cet argent pour vivre car nos familles ne peuvent pas nous aider ? L'enseignement, c'est 200 euros de plus par mois qui ne sont pas négligeables. Est-ce si important que le doctorant bosse une demi-journée de plus pendant 6 mois sur sa thèse ? Si un doctorant est surmené sur son travail et n'a pas de bulle d'air pour penser à autre chose, est-ce que ces heures de travail seront vraiment rentables ?
L'associatif pendant le doctorat n'est pas une perte de temps, c'est une formation
Anecdote personnelle issue de ma jeunesse. J'étais en M2 et je voulais obtenir un doctorat à tout prix. Je passais de nombreux entretiens et j'étais également vice-président de jeBiF à l'époque. Lors d'un entretien pour une thèse financée, on m'a posé la question suivante : "Combien de temps consacrez vous chaque semaine à l'associatif pendant vos journées de stage ?". Il n'y avait aucun sous-entendu, le message était très clair. Il y avait une crainte que mon implication associative prenne autant de temps que je ne consacrerais pas à ma thèse, et donc à la qualité des résultats attendus. À l'époque, cette question m'avait déstabilisé au point de me rendre malade de stress. Maintenant, je la trouve totalement décalée de la réalité et inappropriée. En plusieurs années d'activités associatives, voilà ce que cela m'a apporté :
- J'ai réalisé une version de l'annuaire des formations pour jeBiF. Je garde en mémoire toutes les formations de bioinformatique. Lorsque je recherche un étudiant, j'ai une bonne connaissance de sa formation, ce qui est une ressource précieuse lors de mes recrutements.
- J'ai coordonné en parallèle jusqu'à 8 jeBiF pubs par mois. Cela m'a rendu compétent en logistique. Pour l'organisation de la fin de ma thèse, cette compétence a été un gain de temps, car j'étais devenu un agenda ambulant redoutable, sachant quand me lancer et qui appeler a l'aide.
- J'ai écrit des dizaines d'articles sur ce blog. Résultat, j'ai progressé en rédaction, en ayant du recul sur la structuration de mes idées (autant qu'enseigner, surprise), et j'ai pu récupérer des figures que j'avais préparées pour le blog. En bref, la rédaction de ma thèse a été grandement facilitée par l'écriture régulière ici. Mieux encore, j'ai un collègue qui rédigeait des rapports mensuels sur sa thèse, un jour par mois. Il a rédigé/assemblé sa thèse en un mois chrono.
- J'ai organisé des conférences, des tables rondes et des concerts associatifs. Je n'ai pas de stress quand j'arrive dans une salle que je ne connais pas. Au pire, j'ai le recul nécessaire pour gérer le pic de stress qu'un problème technique implique. Trouver une solution en urgence demande de l'expérience. Savoir organiser une conférence est-il utile en recherche ? Ça dépend, avez-vous déjà vu une conférence mal organisée ? Je vous laisse y réfléchir 🙂
- J'ai présidé, administré et co-organisé des dizaines de choses. Gérer les e‑mails de groupe, le budget d'une association, les inscriptions, les formalités administratives diverses. Savoir gérer toute cette partie administrative quotidienne est utile dans n'importe quel travail et ne devrait pas être négligé.
- J'ai géré les relations humaines : la bioinformatique, comme tout domaine scientifique, est une communauté. Cela implique tout ce qu'il y a de meilleur, des échanges, des gens qui se parlent, qui partagent. Mais cela implique également toute la part de relations humaines à gérer. X et Y ne peuvent pas se blairer car X a publié avant Y sur un sujet chaud. À ce jour, je ne vois pas de meilleur terrain pour apprendre tout cela que l'associatif, qui n'est qu'une version à conséquences moindres de la vie professionnelle.
- J'ai géré le suivi d'un projet : On nous fait travailler en groupe sur des projets à la fac pour apprendre cette réalité, mais on connaît la chanson de deux personnes qui font tout le travail pendant que les autres traînent. Cela ne nous apprend pas à gérer comment impliquer quelqu'un dans un projet, comment le faire perdurer et quel est l'apport de chacun. Tout un tas de subtilités capitales dans notre travail quotidien, quel que soit le poste.
À mon sens, l'associatif est un terrain d'apprentissage de toutes ces compétences et de dizaines d'autres que j'ai pu oublier ou ne pas avoir vécues ou vues (car oui, pour rappel, je ne détiens pas la vérité). C'est un terrain où l'on a le droit à l'erreur, où l'on sait que le nouveau à notre poste refera les mêmes erreurs et de nouvelles également… voire pire, sera plus compétent que nous.
Pour toutes ces raisons, je considère que l'associatif est une formation dans l'une des meilleures écoles qui existe, l'école de la vie. Les soft skills sont devenues essentielles de nos jours, surtout sachant que nos places ne sont pas garanties dans l'académique. À ce jour, certaines écoles doctorales refusent encore de compter ce temps comme du temps de formation pendant la thèse. Une formation LaTeX dans laquelle on rédige sa thèse sans écouter est-elle plus utile qu'apprendre ces compétences qui font toute la différence en entretien ? Si vous me lisez depuis le début, je dirais simplement, non.
Il n'est pas toujours sain d'oublier que la Recherche, avant d'être une passion, est un travail
Avez-vous déjà eu le sentiment que vos managers (les chercheurs CR, les DR, les maîtres de conférences) considèrent leur travail comme une passion ? Que tous les avantages d'aimer notre travail, se poser des questions scientifiques, faire avancer la recherche étaient devenus une fierté et un choix de vie à part entière ? Flouter la limite entre travail et passion peut avoir des effets formidables, mais aussi des dérives. Essayons d'en voir quelques-unes ensemble.
La gestion des horaires de travail : Oui, comme beaucoup de doctorants, j'ai rédigé ma thèse le dimanche, sacro-saint jour de repos. J'ai eu des journées qui ont commencé à 11h car je m'étais couché un peu tôt tard et que j'ai fini très tard ensuite. Pendant les périodes de soumission de papiers, j'ai travaillé 3 heures de plus par jour. Quand j'ai soutenu ma thèse, la semaine suivante, je travaillais 4 heures par jour tout en comptant ces journées comme du travail. Ces petits exemples d'"avantages" de notre métier n'empêchent pas certaines dérives. Il est facile de rentrer dans un cycle de travail jour et nuit et d'oublier qu'un corps aime bien dormir occasionnellement. Les chercheurs les plus passionnés (et souvent DR) qui travaillent le week-end vous enverront des petits mails pour demander les figures le samedi matin. Pourquoi ne pas leur répondre et faire ce qu'ils demandent rapidement, hein ? NE TOMBEZ JAMAIS DANS CE PIÈGE. Peut-être que pour certains, c'est normal. Mais, opinion personnelle : il y a le boulot et le repos, les deux comptent. Ne laissez jamais la frontière se flouter !
La notion de jours de vacances : Il est très facile en thèse et en post-doc d'oublier de prendre des jours de vacances. C'est bon une semaine l'été et une semaine à Noël, et hop, je retourne bosser. Encore une fois, un corps a ses limites et il est important de rappeler que les droits que nous avons en termes de jours de vacances sont utiles. Un esprit frais sera plus efficace. Je ne pense pas qu'en enlevant une semaine de vacances, les résultats soient meilleurs en fin d'année. Peut-être que des voix plus anciennes diront "de mon temps, le post-doc on n'en prenait aucune vacance, c'est normal de travailler jusqu'au bout du contrat". Personnellement, je pense que si le droit du travail existe, c'est surtout pour défendre le droit au repos mérité !*
La proximité avec les collègues dans un groupe familial/amical : Dans notre métier, on passe 10 heures par jour au boulot avec des gens, donc forcément, on crée des liens. Avec le temps qui passe, les encadrants, les collègues deviennent des amis. Pourtant, il y a des limites claires à connaître et le flou de certains rapports humains (que je comprends) peut créer de la culpabilité vis-à-vis du travail. "Mais il est un ami et il me demande de travailler un dimanche soir, je n'ai pas envie de le décevoir". Dans un contexte de gestion toxique d'un projet, l'ambiguïté de la relation doctorant/encadrant peut amener à faire peser davantage de poids mental sur le subordonné.
Parler/penser boulot en dehors du boulot, c'est bosser : Voilà un point sur lequel je suis TRÈS mauvais, mais qui mérite d'être dit. Dans nos métiers-passion, on rencontre des bugs, on se pose des questions et on se retrouve parfois en difficulté. Combien d'entre nous ont eu une idée de génie un dimanche soir en prenant une douche ?*** Félicitations, vous venez de travailler sur votre temps libre. Encore plus quand on partage un repas du soir avec ses collègues-amis : à quel moment la discussion amicale devient-elle une discussion de travail indirect ? Surprise, ça arrive souvent. Mais en toute franchise… sur ce point, je pense que c'est humain, à chacun sa limite.
La limite de quand s'arrête un contrat de travail : À partir de quand devons-nous considérer d'arrêter de travailler sur notre projet de thèse ? Est-ce le jour de la fin de notre contrat ? Une semaine après, même si tu es au chômage ? Des années après le contrat, tant que les papiers ne sont pas finis ? Où est la limite ? Bien que le bon sens voudrait qu'un travail se finisse le dernier jour du contrat et qu'éventuellement, une ou deux questions par mails subsistent. Bon nombre de chercheurs jeunes comme anciens voudront finir leur projet. Quelle fierté de voir enfin ces 5 années de travail aboutir après quelques week-end supplémentaires dans son nouveau job ! Si on prend du recul, le processus qui nous fait en arriver la n'est peut-être pas le bon. Personne n'est dans l'obligation de finir une mission non finie à la fin de son contrat**. Personne ne peut exiger de quelqu'un qu'il fasse ses papiers après sa thèse. Jeunes chercheurs, devez-vous accepter de finir vos papiers après vos thèses ou post-doc ? Rien de tout cela n'est obligatoire. Soyez en conscient, mettez des mots sur cette pression ! Si un projet mets 2/3 ans de plus à être fini après votre contrat, ce n'est pas forcement à vous de porter cette charge en plus !
Quelques petits mots de fin
Écrire cet article était un exercice complexe. Écrire en utilisant beaucoup le "je" pour ne pas raconter l'histoire d'un autre à sa place, tout en voulant surtout ne pas diffuser une opinion qui n'est pas seulement la mienne, mais bien essayer d'écrire un message commun pour ne pas le porter seul. Je ne voulais accuser personne et que personne ne se sente directement visé. Je ne voulais pas raconter une scène directement vécue ou celle d'un ami, ni un bruit de couloir que nous avons tous entendu. Bien qu'ayant par moments parlé en mon nom en me basant sur mes propres expériences, ces lignes se veulent avant tout et surtout une tentative, pas toujours adroite, de faire une synthèse qui méritait, à mon sens, d'être exprimé.
À force de voir le métier comme une passion, un dévouement, tout semble s'aligner pour nous dire qu'il faut accepter de se sacrifier pour son métier. Je comprends que des gens le fassent. Mais une personne est-elle en droit d'imposer sa vision du monde à son équipe ? Pour chacun d'entre nous, la vision que l'on a vient en partie des sacrifices que nous avons acceptés de faire au nom de ce qu'on considère de plus important. C'est probablement l'un des poids subtils de la recherche actuelle. Tant les facteurs d'amitié, de bonne ambiance, de soutien et de volonté d'avancer ensemble ont des bons côtés, on oublie facilement qu'ils peuvent créer une fracture avec des opinions divergentes et des manières de penser qui changent avec le temps.
Soyons conscients de ces biais, prenons du recul, tous, et apprenons à mieux soutenir les générations futures.
Un immense merci aux commentaires bienveillants des relecteurs de la semaine : Azerin, Istalri, Zazo0o.
*Oui, il avait raison le sage !
**sauf en prestation au forfait mais la… pas le même type de contrat ni de mission et donc on va éviter d'ouvrir cette immense parenthèse :).
***Chacun son lieux de prédilections pour avoir des épiphanies ne me jugez pas !
Merci à notre admin du jour et de toujours : Zazo0o !
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